Bloc L | Histoire

1. Un nouvel étage pour la Lune, Mars et Vénus

En 1959, les seuls lanceurs spatiaux dont dispose l'Union soviétique sont les dérivés du missile R-7A. Des versions à deux étages ont permis de placer les premiers satellites sur orbite basse, puis un troisième étage, le Bloc E, a été ajouté pour augmenter la masse satellisable et permettre l'envoi de sondes rudimentaires (E-1 et E-2) vers la Lune. Cette version du lanceur est baptisée Vostok (8K72).

Fig. 1.1 : Un lanceur Vostok.
Musée National d'Histoire de la Cosmonautique. Crédit : Nicolas PILLET.

Le 10 décembre 1959, le Comité central du Parti communiste publie un décret (1388-618) qui demande au Bureau d'Etude Expérimental n°1 (OKB-1) de Sergueï KOROLIOV de lancer le développement des sondes 1M, 1V et E-6, pour l'exploration de Mars, de Vénus et de la Lune, respectivement.

Pour atteindre cet objectif, le lanceur 8K72 devra être considérablement modifié, et il devient le 8K78. A l'OKB-1, le Département n°3 de Sergueï KRIOUKOV se met au travail pour commencer la conception de l'étage supérieur, baptisé Bloc L, qui devra avoir la capacité de s'allumer alors qu'il est déjà en microgravité, ce qui n'a encore jamais été fait.

Fig. 1.2 : Sergueï Sergueïevitch KRIOUKOV.
Chef du Département n°3 de l'OKB-1.
Crédit : DR.

La lettre « L » signifie, en Russe, « suppression de l'apesanteur » (ликвидируя невесомость) [4]. En effet, les trois étages du lanceur placeront le Bloc L et sa charge utile sur une orbite basse, et l'étage devra s'allumer dans des conditions d'apesanteur pour atteindre la deuxième vitesse cosmique qui lui permettra de quitter l'orbite.

Dès le 15 janvier 1960, KOROLIOV valide le projet du 8K78 proposé par KRIOUKOV [1]. Outre son Bloc L, le nouveau lanceur disposera aussi d'un troisième étage beaucoup plus performant que le Bloc E de Vostok, appelé Bloc I, qui sera récupéré du missile R-9 (8K75).

Les délais de développement sont très courts, car une fenêtre de lancement vers Mars se présentera en octobre 1960, et la prochaine n'aura lieu que dans deux ans. Le développement du moteur du Bloc L, le S1.5400, est mené à bien en interne par l'OKB-1, plus précisément dans son Département n°12, dirigé par Mikhaïl MELNIKOV. Le système de contrôle I-100 sera fourni, quant à lui, par le NII-885 de Nikolaï PILIOUGUINE [2].

Fig. 1.3 : Mikhaïl Vassilievitch MELNIKOV.
Chef du Département n°12 de l'OKB-1.
Crédit : DR.

Jusque là, tous les moteurs fusées soviétiques avaient été fournis par l'OKB-456, à l'exception des moteurs verniers des deux premiers étages du R-7 et de ses dérivés (déjà développés en interne à l'OKB-1 sous la direction de MELNIKOV). Le choix de l'OKB-1 de développer le moteur du Bloc L sans faire appel à l'OKB-456 est de nature à froisser son constructeur général, Valentin GLOUCHKO.

Le 20 avril 1960, ce dernier écrit à Leonid SMIRNOV, le directeur du Comité National des Techniques de Défense (GKOT), qui supervise à la fois l'OKB-1 et l'OKB-456, pour lui proposer son moteur RD-119 (8D710) en lieu et place du S1.5400 de MELNIKOV. Cette proposition restera sans suite [5].

L'avant-projet du Bloc L est terminé le 10 mai 1960 [1]. Entre temps, le 6 mai 1960, Dmitri OUSTINOV, Président de la Commission Militaro-industrielle (VPK) et donc de facto directeur du programme spatial soviétique, écrit au Comité central pour lui proposer de lancer officiellement le développement du Bloc L. Cette proposition est acceptée, et se matérialise par un décret (n°587-238), publié le 4 juin 1960.

Ce moteur est particulièrement complexe et innovant, car il utilise pour la première fois au monde la technologie de la combustion étagée, qui permet de récupérer les gaz d'entraînement de la turbine pour qu'ils contribuent à la poussée. Les premiers prototypes du Bloc L sont construits à la ZEM, l'usine de l'OKB-1, sous la direction de A.S. KACHO [2]. Six essais d'allumage sont réalisés au NII-229 entre août et septembre 1960, sur le banc d'essais n°2 [3].

2. Une impressionnante série d'échecs

Les deux premiers Bloc L bons de vol sont livrés à Baïkonour dès les 6 et 7 septembre 1960 [4]. Les deux premiers lanceurs 8K78 décollent les 10 octobre 1960 et 14 octobre 1960, ce qui constitue la première tentative dans l'Histoire de l'humanité d'envoyer un objet sur une autre planète, Mars en l'occurrence.

Mais les deux lancements échouent suite à des défaillances du nouveau troisième étage, le Bloc I, et le Bloc L ne peut donc même pas être testé.

Fig. 2.1 : Décollage de la première sonde martienne de l'Histoire,
avec le premier Bloc L, le 10 octobre 1960.
Crédit : DR.

Deux nouvelles tentatives sont réalisées, cette fois en direction de Vénus, quatre mois plus tard. Le premier lancement, le 4 février 1961, permet de mettre le Bloc L sur orbite, mais son moteur ne peut pas être mis en service suite à la défaillance de deux convertisseurs électriques. La deuxième tentative, le 12 février 1961, est un succès, et permet d'envoyer une sonde 1VA en direction de l'étoile du berger.

Les résultats sont tout de même médiocres et, le 28 mai 1961, Valentin GLOUCHKO revient à la charge en proposant de nouveau à KOROLIOV d'utiliser son moteur RD-119 à la place du S1.5400, jugé peu fiable [5]. Le constructeur général de l'OKB-1 ne donne pas suite à cette proposition, et préfère fiabiliser son moteur plutôt que de modifier en profondeur la conception du Bloc L.

Le 30 octobre 1961, un décret (n°984-425) du Parti communiste lance le développement de plusieurs satellites d'application, dont les satellites de télécommunications Molnia-1 (11F67). Ceux-ci devront être placés sur des orbites fortement elliptiques, avec un apogée à environ 40000km de la Terre, et le Bloc L sera utilisé pour les y envoyer. Ces satellites donneront d'ailleurs leur nom au lanceur 8K78, qu'on appellera par la suite Molnia.

Fig. 2.2 : Arrimage d'un satellite Molnia-1 sur son Bloc L.
Crédit : Космический мост.

En 1962, une nouvelle campagne de lancements vers Mars et Vénus est entreprise. Sur six vols, le Bloc L échoue à trois reprises. Deux lancements vers la Lune sont ensuite réalisés en janvier et février 1963 et le Bloc L échoue dans les deux cas.

Le 9 février 1963, GLOUCHKO écrit de nouveau à Leonid SMIRNOV, directeur du GKOT, pour dresser un bilan des douze premiers vols du lanceur Molnia. Il note, non sans une certaine ironie, que ces douze lancements ont utilisé un total de soixante moteurs RD-107 et RD-108 fournis par son bureau d'études, l'OKB-456, et qu'aucun d'eux n'a connu de défaillance. En revanche, les moteurs des troisième et quatrième étages, fournis par d'autres bureaux d'études (l'OKB-154 et l'OKB-1, respectivement), ont échoué dix fois sur douze.

GLOUCHKO affirme ensuite que le Bloc L est responsable de 80% des échecs, ce qui est faux car il n'a échoué que six fois, c'est à dire dans 50% des cas. Il ajoute que, sur tous les échecs du Bloc L, la moitié (c'est à dire quatre, selon lui) sont dus directement au moteur S1.5400.

Ici aussi, l'affirmation est inexacte. Il cite les échecs du 1er septembre 1962, du 12 septembre 1962, du 24 octobre 1962 et du 4 novembre 1962. Or, lors des vols du 12 septembre 1962 et du 4 novembre 1962, l'échec du S1.5400 a été provoqué par des vibrations, voire une explosion, du Bloc I.

Fig. 2.3 : Le moteur RD-119, que GLOUCHKO propose pour remplacer le S1.5400.
Musée Mémorial de la Cosmonautique. Crédit : Nicolas PILLET.

GLOUCHKO poursuit son attaque contre le S1.5400 en indiquant que sa chambre de combustion est de mauvaise qualité et que ses performances sont faibles. Il vante en revanche les mérites de son RD-119, dont la poussée est supérieure et dont la masse est équivalente. Il précise que le RD-119 a déjà volé à neuf reprises sur le deuxième étage du lanceur Cosmos (63S1), sans aucun incident. Il oublie qu'un dixième tir a eu lieu sur cette période, le 21 décembre 1961, et qu'il s'est soldé par un échec suite à la défaillance du RD-119.

Malgré ces multiples imprécisions, le courrier de GLOUCHKO trouve un certain écho. Le 21 mars 1963, le décret (n°370-128) du Comité central, qui lance le développement d'une nouvelle génération de sondes d'exploration de Mars et Vénus (3MV), demande au GKOT d'étudier la proposition de GLOUCHKO, et ce dans un délai d'un mois. Le 16 avril 1963, l'OKB-1 étudie effectivement la question, mais conclue que le RD-119 n'est pas adapté à l'allumage en condition de microgravité [9].

Pendant ce temps, les lancements du Bloc L se poursuivent, et les échecs s'accumulent. L'une des causes profondes de ce manque de fiabilité est que la télémesure envoyée par les Blocs L était reçue par des navires mouillant dans l'océan atlantique, mais n'était renvoyée à l'OKB-1 que plusieurs semaines plus tard. Certaines mesures correctives n'ont donc pas pu être prises à temps [2].

A partir de 1964, le Bloc L vole avec un moteur amélioré S1.5400A1 (11D33) [7], ce qui a pour effet d'augmenter considérablement la fiabilité.

3. Changement de maître d'œuvre

En 1965, l'OKB-1 doit faire face à une charge de travail extrêmement importante, notamment du fait de l'ampleur considérable que prend le programme de vol habité lunaire N1-L3, et plusieurs programmes sont donc transférés dans d'autres bureaux d'études. Les sondes lunaires et interplanétaires passent ainsi sous la responsabilité de l'OKB Lavotchkine, dirigé alors par Gueorgui BABAKINE, et l'étage Bloc L fait partie du lot.

Le premier Bloc L produit par l'OKB Lavotchkine décolle le 20 octobre 1966 [6]. A partir de là, les échecs vont se faire très rares. Par ailleurs, depuis 1965, le lanceur Molnia (8K78) a été remplacé par la version Molnia-M (8K78M), qui bénéficie des améliorations développées pour le lanceur Voskhod (11A57).

Fig. 3.1 : Préparation d'un Bloc 2BL à Plesetsk, en décembre 2008.
Crédit : DR.

Lors d'une réunion le 4 avril 1967, le moteur S1.5400 est évoqué. Alors que la production en série du moteur RD-58 pour le Bloc D est transférée à l'usine VMZ de Voroniezh, celle du S1.5400 est maintenue à la ZEM [8].

Dans les années 1970, des versions du Bloc L sont développées pour lancer les satellites Oko (Bloc 2BL), Molnia (Bloc ML) et Prognoz (Bloc SO-L), ainsi que les sondes vénusiennes V-67, V-69 (Bloc VL), V-70 (Bloc NVL) et V-72 (Bloc 2VL).

A partir de 1985, le moteur du Bloc L est de nouveau modernisé, et devient le 11D33M [7]. Le dernier vol intervient le 30 septembre 2010, après quoi le Bloc L est totalement remplacé par l'étage supérieur Fregat.

Bibliographie

[1] RAOUCHENBAKH, B. Королев и его дело, pp. 603-605
[2] SEMIONOV, Y., РКК "Энергия" им. С.П. Королева, Vol. 1, pp. 138-145
[3] MAKAROV, A., Наземные испытания ракетно-космической техники, Peresviett, 2001, p. 63
[4] POROCHKOV, V., Ракетно-космический подвиг Байконура, Moscou, 2007, p. 143
[5] SOUDAKOV, V., Избранные работы академика В.П. Глушко, Khimki, 2008, pp. 237-240
[6] PITCHKHADZE, K., Космический полет НПО им. С.А. Лавочкина, Moscou, 2010, pp. 142-143
[7] VALIAÏEV, S., Отмененный старт "Молнии-М", Novosti Kosmonavtiki n°01-1997
[8] MICHINE, V., Дневники, Записи и воспоминания, Vol. 2, Voroniezh, 2014, p. 19
[9] Ibid., Vol. 1, p. 126


Dernière mise à jour : 25 juillet 2016