Soyouz | Premiers vols

1. Le premier essai en vol

Une nouvelle inquiétante arrive le 3 novembre 1966, quand un essai de largage du Compartiment de Descente (SA) se termine par un crash. Le parachute stabilisateur et le parachute principal fonctionnent parfaitement, puis le parachute de secours est déployé (c'est le but de l'essai). Mais tout au long de sa descente, le vaisseau tourne sur lui même (à environ 1tr/min). Et à environ 1500m d'altitude, l'une des suspentes se casse, et la capsule tombe en chute libre.

L'enquête détermine rapidement que l'évacuation du peroxyde d'hydrogène du système SIOS a fragilisé la suspente. Cette dernière peut, en temps normal, supporter une tension de 450kg, mais peut être déchirée à la main après avoir été exposée à du peroxyde d'hydrogène.

Les Américains lancent leur dernier vaisseau Gemini le 11 novembre 1966. Ce jour là, MICHINE certifie à KAMANINE que les deux premiers Soyouz pourront être lancés sans équipage autour du 26 novembre 1966. Si tout se passe bien, les deux lancements suivants, pilotés ceux-ci, auront bien lieu fin décembre 1966.

Le programme Gemini aura permis aux Etats-Unis de réaliser neuf sorties dans l'Espace et quatre amarrages. L'Union soviétique est maintenant largement dépassée dans la course à l'Espace, et tous ses espoirs de reprendre la tête reposent sur le programme Soyouz.

Fig. 1.1 : Décollage de Gemini XII, en novembre 1966.
Crédit : NASA.

En cette fin 1966, la météo est très mauvaise dans la région de Moscou, et le Tu-104 ne peut pas décoller du LII MAP, provoquant l'annulation des séances d'entraînement des cosmonautes. L'appareil est donc envoyé à Baïkonour, d'où les équipages se prépareront à leurs sorties dans l'Espace. Le premier vol à partir du cosmodrome a lieu le 18 novembre 1966.

La Commission d'Etat pour les vols d'essais Soyouz se réunit le lendemain à Baïkonour, et approuve la date du 26 novembre pour le premier vol. Le second vaisseau décollera dès le 27, et les deux engins s'amarreront sur orbite de manière automatique.

Le premier vaisseau Soyouz, baptisé Cosmos 133, décolle le 28 novembre 1966, avec deux jours de retard. La mise sur orbite se passe bien, mais un problème technique conduit à perdre l'intégralité des ergols en quelques minutes. Il sera donc incapable d'effectuer des manœuvres, et MICHINE décide de le ramener sur Terre sans tarder. Le vaisseau rentre dans l'atmosphère, mais sur une mauvaise trajectoire, et son système d'autodestruction est actionné.

Pour certains responsables du programme, notamment KERIMOV, MICHINE et KAMANINE, le bilan n'est pas si négatif, car la plupart des systèmes vitaux du vaisseau ont eu le temps de montrer qu'ils fonctionnaient correctement. Il leur semble clair que si un cosmonaute avait été à bord, le retour sur Terre se serait bien déroulé.

2. Echecs après échecs

Quelques jours seulement après le vol de Cosmos 133, on décide que la prochaine tentative aura lieu avant le 18 décembre 1966. Ce calendrier ne laissera pas le temps aux ingénieurs de valider tous les systèmes qui ont mal fonctionné sur le premier vol, mais MICHINE subit d'énormes pressions de la part du Parti communiste, et il est forcé d'accélérer les opérations.

Le décollage du deuxième vaisseau 7K-OK est finalement programmé pour le 14 décembre 1966. Peu de temps après l'allumage des moteurs du lanceur Soyouz, une anomalie est détectée et la séquence est annulée. Une équipe de techniciens est dépêchée sur le pas de tir pour examiner la situation, et c'est alors que le Système de Sauvetage d'Urgence (SAS) du vaisseau est actionné, provoquant l'incendie du lanceur. Trois hommes trouveront la mort au cours de cet accident.

Les futurs vols sont reportés. Le vaisseau n°3 servira à une mission automatique en janvier 1967. Des travaux sont également lancés pour remettre en état le pas de tir de la zone 31, qui a été partiellement détruit par l'explosion. En attendant sa réparation, la zone n°1 devra être capable d'assurer des lancements doubles.

Dès janvier 1967, la Commission d'Etat se réunit pour autoriser le lancement du troisième 7K-OK. Celui-ci intervient le 7 février 1967, et le vaisseau est baptisé Cosmos 140.

Sa mise sur orbite se déroule bien mais, au bout de seulement quelques orbites, le vaisseau perd son orientation. Les équipes du TsKBEM décident de le ramener sur Terre, mais la rentrée se déroule selon une trajectoire balistique. Une brèche se forme dans le bouclier thermique, et la capsule coule dans la mer d'Aral. Si un cosmonaute avait été à bord, avec ou sans scaphandre, il aurait été tué.

Malgré cette nouvelle alarmante, certains restent optimistes. Le bouclier sera modifié pour qu'un tel événement ne se reproduise pas, et si un cosmonaute avait été à bord il aurait été capable de prendre les commandes d'orientation manuelle, ce qui aurait évité les problèmes d'orientation et la rentrée balistique.

Une grande question se pose alors : faut-il effectuer tout de suite un vol piloté, ou est-il préférable d'attendre qu'un vol automatique qualifie complètement le vaisseau ?

3. Le vol de Soyouz-1

Le TsKBEM subit alors une pression importante de la tête de l'Etat. L'URSS n'a envoyé aucun cosmonaute dans l'Espace depuis Voskhod-2 en mars 1965, alors que dans cet intervalle les Américains ont réalisé pas moins de dix missions Gemini. De plus, le cinquantenaire de la Révolution d'Octobre approche à grands pas, et un vol à l'occasion de la fête du 1er mai serait également le bienvenu.

Fig. 3.1 : Leonid BREZHNEV, Premier Secrétaire du Parti communiste.
Crédit : DR.

Beaucoup d'ingénieurs du TsKBEM sont confiants dans le vaisseau et recommandent de passer directement au vol habité. Ivan PROUDNIKOV, chef d'un département du TsKBEM, n'est pas de cet avis et fait part de son inquiétude vis-à-vis du bouclier thermique. Dans son ouvrage 100 Stories about Docking, Vladimir SYROMIATNIKOV, responsable du système d'amarrage, écrira :

Les concepteurs du Soyouz, parmi lesquels Pavel TSYBINE et Konstantin FEOKTISTOV, essayaient de forcer les événements. Oui, il y avait eu plusieurs dysfonctionnements, mais leurs causes étaient claires, évidentes et faciles à éliminer.

Il semblait qu'il était possible d'aller dans l'Espace avec le nouveau vaisseau. Les vols d'essais étaient globalement des succès, et même le système d'éjection a montré qu'il fonctionnait. Vassili MICHINE a hésité, mais a finalement été d'accord avec ces arguments, qui semblaient convaincants.

En effet, le 15 mars 1967, le général KAMANINE rapporte dans son journal une déclaration de MICHINE datant du jour-même :

Selon moi, nous n'avons pas besoin de lancer des vaisseaux d'essais supplémentaires, nous allons préparer des vols de Soyouz avec des cosmonautes à bord. Avant les missions il est nécessaire de terminer tous les essais et d'effectuer toutes les modifications. En gros, ce serait très bien si le premier vol habité avait lieu le 12 avril.

C'est donc bien une mission habitée qui est décidée. Deux vaisseaux seront mis en orbite et s'y amarreront. Le premier n'aura qu'un pilote, alors que le second abritera un équipage de trois cosmonautes, dont deux qui changeront de vaisseau au cours d'une sortie dans l'Espace. Ceci dans le but de simuler les opérations avec le vaisseau lunaire L3.

Le 6 mars 1967, la Commission d'Etat décide de livrer les vaisseaux n°4 et n°5 à Baïkonour le 15 mars, pour un lancement le 12 avril, date anniversaire du vol historique de Youri GAGARINE. Le premier vaisseau sera piloté par Vladimir KOMAROV, et l'équipage du second sera constitué de Valeri BYKOVSKI, Evgueni KHROUNOV et Alekseï ELISSEÏEV.

Du retard est pris et le départ finit par être reporté : le premier vaisseau décollera le 22 avril, et le second vingt-quatre heures plus tard. Mais une certaine anxiété règne sur le cosmodrome. Le 15 avril, soit une semaine avant le départ, le général KAMANINE consigne son inquiétude dans son journal :

Personnellement, je n'ai pas entièrement confiance en ce que le plan de vol soit entièrement accompli avec succès, mais il n'y a pas de motif suffisamment solide pour s'opposer au vol.

Pour tous les vols précédents nous avions tous confiance en leur succès, mais maintenant ce n'est pas le cas. Les cosmonautes sont bien entraînés, les vaisseaux et leurs instruments ont subi des centaines d'essais et de vérifications, tout semble avoir été fait pour assurer le succès du vol, mais la confiance n'est pas là.

De petits incidents conduisent à décaler les lancements d'une journée, et c'est donc finalement le 23 avril 1967 que Vladimir KOMAROV embarque à bord du vaisseau n°4, baptisé officiellement Soyouz-1. Le lancement se déroule sans incident, mais de sérieux problèmes apparaissent après la mise sur orbite.

Fig. 3.2 : Décollage de Soyouz-1.
Crédit : DR.

L'un des deux panneaux solaires refuse de se déployer, privant le vaisseau de sa principale source d'énergie. De plus, le viseur stellaire 45K ne fonctionne pas. La Commission d'Etat annule le lancement du second vaisseau et décide de ramener Soyouz-1 dès que possible.

La rentrée dans l'atmosphère est réalisée de façon manuelle et se déroule en mode balistique, mais tout se passe bien. Mais le système de parachutes ne fonctionne pas. Le Compartiment de Descente de Soyouz-1 touche le sol à environ 40m/s et est complètement détruit. KOMAROV est tué sur le coup. Des funérailles nationales ont lieu sur la Place Rouge quelques jours plus tard.

Fig. 3.3 : Les débris de Soyouz-1.
Crédit : DR.

4. Les suite de Soyouz-1

Le TsKBEM met en place un nouveau calendrier en mai 1967, deux semaines seulement après l'accident. Deux vaisseaux inhabités seront lancés en juillet 1967 et tenteront de s'amarrer. Si tout se passe bien, deux vaisseaux habités décolleront en août 1967 et mèneront à bien la mission confiée à l'origine à KOMAROV, c'est-à-dire un amarrage suivi d'un transfert de deux cosmonautes par l'extérieur.

Mais les modifications du 7K-OK prennent du temps. Le 7 mai 1967, la commission d'enquête se réunit et décide de réaliser plusieurs essais du système de parachutes en utilisant des bombes FAB-300 et une maquette de Soyouz. Mais ces essais ne se passent pas bien. Des ingénieurs du TsAGI montrent qu'une zone de turbulence est créée par le parachute de stabilisation, et qu'elle empêche le parachute de secours de se déployer correctement. Le LII envisage de supprimer le parachute de secours, et de le remplacer par un deuxième parachute principal, mais cette solution prendrait trop de temps à mettre en place et elle est abandonnée.

Le 29 mai 1967, le conseil des constructeurs principaux, dirigé par MICHINE et KERIMOV, décide de procéder aux deux lancements automatiques au mois d'août. Les deux vols habités auront lieu, si tout se passe bien, dès le mois de septembre.

Mais les essais prennent du retard. Le 6 octobre 1967, soixante-dix largages de FAB-300 et de maquettes restent à effectuer, ce qui, selon KAMANINE, devrait prendre de cinq à six mois. Mais MICHINE ordonne de terminer d'ici au 1er novembre 1967, et les équipes réalisent jusqu'à trois largages par jour.

La Commission d'Etat se réunit le 16 octobre 1967 et approuve la reprise des vols Soyouz. Le premier vaisseau est lancé avec succès le 27 octobre 1967 depuis la zone 31, qui a été remise à neuf depuis l'accident de décembre 1966, et il est baptisé Cosmos 186. Le second vaisseau décolle le 30 octobre 1967 et devient Cosmos 188. L'amarrage automatique des deux vaisseaux est considéré comme tellement ambitieux qu'il n'est même pas considéré comme un objectif de la mission. Mais à la surprise générale, la jonction est un succès !

Fig. 4.1 : Cosmos 186 vu de Cosmos 188 lors de la séparation.
Crédit : Космический испытатель.

Ainsi, près de deux ans après les Américains, les Soviétiques réussissent à leur tour à assembler deux vaisseaux sur orbite. C'est de plus la première fois qu'une telle manœuvre est réalisée de manière automatique, tous les amarrages américains s'étant faits avec des vaisseaux Gemini pilotés.

Après quelques heures passées ensemble, les deux vaisseaux se séparent et entament leur retour sur Terre. Cosmos 186 descend en mode balistique mais atterrit sans problème et devient le premier Soyouz à être récupéré sans dégâts. En revanche, Cosmos 188 ne parvient pas à s'orienter correctement et son système d'autodestruction s'enclenche afin d'éviter qu'il n' atterrisse en dehors du territoire soviétique.

Cette mission n'en demeure pas moins une avancée importante. Le 2 novembre 1967, dans l'avion qui les ramène d'Eupatorie à Moscou, MICHINE, KERIMOV, KARASS, RIAZANSKI, TCHERTOK, TREGOUB, FEOKTISTOV et KAMANINE dressent le bilan de ce qu'ils viennent d'accomplir. KAMANINE propose d'effectuer un vol piloté dès avril-mai 1968. Mais MICHINE n'est pas d'accord avec lui et préfère attendre le second semestre 1968, le temps de réaliser d'autres vols automatiques. La Commission d'Etat se réunit le 15 novembre et décide de réitérer la mission en mars-avril 1968. Si tout se passe selon les prévisions, un vol habité pourra avoir lieu en mai-juin 1968.

Le vaisseau n°8 décolle de Baïkonour le 14 avril 1968 sous l'étiquette Cosmos 212. Il est rejoint vingt-quatre heures plus tard par le vaisseau n°7, baptisé Cosmos 213. Les deux véhicules s' amarrent puis, pour la première fois, reviennent sur Terre selon des trajectoires guidées.

Fig. 4.2 : Cosmos 213 vu de Cosmos 212 lors de la séparation.
Crédit : INA.

La Commission Militaro-industrielle se réunit le 6 mai 1968 pour discuter de la suite du programme. MICHINE pense qu'il serait bon de procéder à une mission habitée, mais OUSTINOV préfèrerait effectuer encore deux essais automatiques afin de s'assurer de la fiabilité des parachutes et du système d'éjection.

Fig. 30 : Configuration originelle de la deuxième mission habitée.
Crédit : DR.

Le 15 mai 1968, MICHINE propose de lancer deux vaisseaux avec seulement deux cosmonautes chacun (schéma « 2+2 »). Cela limiterait la masse des capsules au retour et permettrait de limiter les risques d'accident, étant donné que le système de parachute de secours n'est toujours pas considéré comme opérationnel. Aucun transfert de cosmonaute n'aurait lieu au cours du vol, et les modules orbitaux seraient juste dépressurisés pour vérifier qu'ils sont capables de servir de sas.

Fig. 31 : Configuration de la deuxième mission habitée
proposée par MICHINE le 15 mai 1968.
(schéma 2+2 sans transfert)
Crédit : DR.

Mais beaucoup de gens pensent qu'il serait idiot de ne pas effectuer de transfert, car les cosmonautes s'y entraînent depuis longtemps. De plus, sans cela, la mission n'apporterait rien de vraiment nouveau. Mais s'il n'y a que deux hommes dans chaque vaisseau, un seul pourra être transféré. Le 17 mai 1968, Boris VOLINOV enfile son scaphandre et essaye de passer tout seul d'un vaisseau à l'autre, mais l'opération s'avère impossible. De plus, il serait bien trop dangereux que le commandant abandonne son poste pour aller aider son camarade à sortir.

Une idée est alors proposée : lancer un vaisseau avec trois cosmonautes et un autre avec un seul, et transférer un unique membre d'équipage (schéma « 1+3 »). Les deux engins reviendraient ainsi sur Terre avec deux cosmonautes chacun, et en plus le cosmonaute transféré pourrait recevoir l'aide de l'un de ses deux collègues.

Fig. 32 : Autre configuration de la deuxième mission habitée.
(schéma 1+3 avec transfert d'un seul cosmonaute)
Crédit : DR.

Mais cette idée n'arrive pas à convaincre, et MICHINE reste sur son idée de départ de lancer deux cosmonautes dans chaque vaisseau (2+2) sans effectuer de transfert. Quelques jours plus tard, le 22 mai 1968, il change d'avis et propose maintenant un schéma « 1+2 » avec transfert de l'un des cosmonautes.

Fig. 33 : Autre configuration de la deuxième mission habitée.
(schéma 1+2 avec transfert)
Crédit : DR.

Mais le 28 mai, Evgueni KHROUNOV tente à nouveau de sortir tout seul d'un Soyouz, et comme VOLINOV il n'y parvient pas. Mais cela n'a pas d'importance, car dès le 30 mai MICHINE propose encore une nouvelle idée : un schéma « 0+1 ». Sur les deux vaisseaux, un seul serait piloté, et par un unique cosmonaute.

Lors d'une réunion de la Commission d'Etat du 10 juin 1968, le constructeur principal du TsKBEM insiste pour qu'un nouveau vol automatique soit réalisé, et ce afin de valider le système de parachutes. Si l'essai est concluant, il n'y aura plus de limitations de masse au retour et Soyouz sera capable de revenir avec trois cosmonautes. On pourra alors procéder à une double mission de type « 1+3 » avec transfert de deux membres d'équipage, comme il était prévu au tout début.