Angara | Définition du projet

1. Angara naît des cendres de l'Union soviétique

L'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) est officiellement dissoute le 25 décembre 1991, et la République soviétique de Russie devient une Fédération indépendante.

Moscou hérite d'un parc de lanceurs spatiaux extrêmement polyvalents, qui va des lanceurs légers Cosmos-3M (11K65M) et Tsiklone-3 (11K68) aux lanceurs lourds Proton-K (8K82K), en passant par les lanceurs de classe intermédiaire Soyouz-U (11A511U) et Zenit-2 (11K77).

Fig. 1.1 : Le lanceur Proton-K à Baïkonour.
Crédit : Roscosmos.

Mais un problème de taille se pose alors pour la toute jeune Fédération russe, car tous ces lanceurs sont constitués de composants développés et produits dans des ex-Républiques soviétiques qui sont subitement devenues des pays étrangers. Cosmos-3M et Zenit-2 sont construits en Ukraine, Soyouz-U vole avec un système de contrôle lui aussi ukrainien, et Proton-K ne peut décoller que du cosmodrome de Baïkonour, situé au Kazakhstan. Cette situation représente une perte d'indépendance jugée inacceptable par le Kremlin.

Dans la situation chaotique qui suit l'effondrement de l'Union soviétique, l'heure est d'abord à la réorganisation. Le Président Boris ELTSINE crée l'Agence Spatiale Russe (RKA) le 25 février 1992, pour superviser le spatial civil, et les Forces Spatiales (VKS) le 10 août 1992 pour superviser le spatial militaire.

Fig. 1.2 : Le général Vladimir IVANOV.
Crédit : DR.

La première priorité des VKS est de disposer d'un accès indépendant à l'Espace. Dès le 3 août 1992, soit une semaine avant leur création officielle (!), le général Vladimir IVANOV, qui commande les VKS, fait publier une décision demandant la création d'une nouvelle gamme de lanceurs développés et produits entièrement en Russie, et capables d'être lancés depuis le cosmodrome de Plesetsk, situé à l'intérieur du territoire [1].

Un décret (n°716-53) publié par le Gouvernement russe le 15 septembre 1992 lance officiellement un appel d'offres pour le développement de trois nouveaux lanceurs [3] :

   - le lanceur léger Neva,
   - le lanceur intermédiaire Ienisseï,
   - le lanceur lourd Angara.

Quatre entreprises soumettent leurs propositions [2] :

   - la NPO Energuia,
   - le KB Saliout,
   - le TsSKB-Progress,
   - le GRTs Makeïev.

Les experts du centre de recherche des VKS (TsNII-50) étudient chaque dossier, et éliminent rapidement les propositions du TsSKB-Progress et du GRTs Makeïev. Energuia et Saliout restent donc seuls dans la course [2].

2. La sélection de Khrounitchev

Entre janvier et avril 1993, les spécifications techniques des futurs lanceurs sont définies, et les candidats élaborent leurs avant-projets entre juin et décembre 1993 [4]. Entre temps, en juin 1993, le KB Saliout a été fusionné avec l'usine Khrounitchev pour former le GKNPTs Khrounitchev.

Energuia étudie plus de dix solutions différentes pour son projet [4], et propose finalement un lanceur GK-6 qui utilise au maximum l'héritage du lanceur super-lourd Energuia (11K25), qui avait été développé quelques années plus tôt pour la navette Bourane.

Le premier étage sera constitué de trois blocs, chacun étant propulsé par un moteur RD-180, et le deuxième étage utilisera un moteur RD-146. Ces deux moteurs, fournis par la NPO Energomach, sont dérivés respectivement des RD-170 et du RD-120 du lanceur Energuia, et consomment tous les deux du kérosène et de l'oxygène liquide. Le lanceur sera capable de placer vingt-cinq tonnes sur orbite basse [4].

Fig. 2.1 : Les projets de la RKK Energuia (à gauche) et du GKNPTs Khrounitchev.
Crédit : RKK Energuia.

Le projet de Khrounitchev, appelé Angara-2, utilise une configuration originale dite à réservoirs suspendus. Le premier étage utilisera le moteur RD-174, dérivé du RD-170, et le deuxième étage utilisera le RD-0120 à hydrogène et oxygène liquides, lui aussi hérité du lanceur Energuia [5].

Les experts du TsNII-50, dirigés par Valeri MENCHIKOV, évaluent les deux propositions, et les jugent équivalentes sur le plan technique. Mais ils notent que les équipes de Khrounitchev sont ouvertes aux remarques, contrairement à celles d'Energuia qui considèrent que leur projet est le meilleur [2].

Fig. 2.2 : Valeri Aleksandrovitch MENCHIKOV.
Crédit : TsNII-50.

D'autre part, Khrounitchev possède actuellement les moyens industriels pour produire en série le lanceur lourd Proton-K, et il sera donc capable de les adapter pour le futur lanceur. Energuia, de son côté, ne dispose pas d'une telle capacité industrielle. Son projet prévoit d'ailleurs de sous-traiter la production du futur lanceur à l'usine de Khrounitchev [2].

En janvier 1994, le GRTs Makeïev s'associe à la NPO Energuia dans son projet GK-6, qui est rebaptisé Energuia-3. Mais en juin 1994, la commission de MENCHIKOV considère que ce projet, qui demande la création d'un nouveau moteur (RD-180) pour le premier étage et d'un nouveau moteur vernier pour le deuxième étage (RD-134R ou RD-451) a de grandes chances d'augmenter les coûts [4].

D'un autre côté, la commission constate que le projet de Khrounitchev, qui utilise l'hydrogène pour son deuxième étage, nécessitera des infrastructures encore inexistantes et demandera des opérations complexes et coûteuses pour son exploitation [4].

Fig. 2.3 : Le hall d'assemblage du GKNPTs Khrounitchev.
Crédit : GKNPTs Khrounitchev.

Le projet Angara-2 de Khrounitchev obtient quand même les faveurs de la commission de MENCHIKOV. Celle-ci est en effet séduite par le fait que le lanceur utilise un maximum de technologies déjà éprouvées, mais s'inquiète toutefois de la capacité de Khrounitchev à tenir les objectifs de coûts [4]. Le général Vladimir IVANOV, qui commande les VKS, apporte son soutien à Khrounitchev [6].

Le 12 août 1994, les VKS et la RKA décident conjointement d'attribuer la maîtrise d'œuvre du projet au GKNPTs Khrounitchev. En revanche, ce sera la NPO Energuia qui développera le deuxième étage à hydrogène-oxygène [4][1].

Le Président Boris ELTSINE confirme la sélection de Khrounitchev par un décret (n°14) publié le 6 janvier 1995. Le document fait du programme, baptisé officiellement Angara, une priorité nationale, et demande au Gouvernement de fournir les sommes nécessaires à sa réalisation. Il précise que les VKS sont le commanditaire du programme, que la RKA en est le co-commanditaire, et que le GKNPTs Khrounitchev est le maître d'œuvre. Le premier vol devra avoir lieu avant 2005, c'est à dire dans dix ans.

3. Remise à plat du projet

En juin 1995, Energuia termine l'avant-projet du deuxième étage d'Angara, avec la participation active du GRTs Makeïev et du KB Volzhskoïe [4]. Le projet devient public pour la première fois en juin 1995, quand une maquette d'Angara est exposée au Salon du Bourget [7].

Fig. 3.1 : Le projet Angara en 1995.
Salon du Bourget. Crédit : Christian LARDIER.

Le Gouvernement russe publie un décret (n°829) le 26 août 1995 qui donne l'échéancier des différentes étapes du projet. Il demande ainsi que les études théoriques soient terminées d'ici 1997. Chez Energuia, la conception du deuxième étage avance bien. Toutefois, le financement insuffisant ne permet pas de passer au stade expérimental [5].

D'autre part, les équipes d'Energuia rencontrent des difficultés par rapport à l'utilisation de l'hydrogène, et restent convaincues que leur proposition était la plus adaptée. En conséquence, Energuia poursuit en parallèle ses études sur son propre projet de lanceur, qui avait été refusé en août 1994 [5].

La conception du deuxième étage est achevée au premier trimestre 1997, mais elle met en lumière un certain nombre de problèmes liés à l'architecture choisie par Khrounitchev. Ainsi, les ingénieurs d'Energuia estiment que l'utilisation de l'hydrogène liquide ne permettra pas de tenir les objectifs de coût et de fiabilité [5].

En mars 1997, au vu de ces remarques, le directeur de Khrounitchev, Anatoli KISELIOV, organise une réunion et propose de revoir l'architecture du projet. Le nouveau lanceur que propose Khrounitchev ressemble beaucoup au projet Energuia-3 que Energuia avait proposé en 1995 [5].

Fig. 3.2 : KISELIOV avec le général IVANOV.
Crédit : GKNPTs Khrounitchev.

Pour Youri SEMIONOV, le directeur d'Energuia, les résultats de l'appel d'offres de 1994 sont à revoir. Entre temps, en 1996, le général IVANOV, qui avait soutenu le projet de Khrounitchev, a quitté les VKS et a été embauché comme directeur adjoint chez Khrounitchev.

Le 7 mai 1997, Youri SEMIONOV, impuissant, écrit au Président ELTSINE pour tenter de faire annuler l'attribution du programme à Khrounitchev [5].

Il fait remarquer au Président que la principale raison de l'élimination d'Energuia avait été l'utilisation du moteur RD-180, qui n'avait pas encore été développé, ce qui laissait douter du respect des coûts et des délais. Or, depuis, le RD-180 a été vendu aux Américains pour équiper leur lanceur Atlas 5, et il a déjà été développé et testé.

Depuis, trois années se sont écoulées, de fortes sommes d'argent ont déjà été dépensées, et Khrounitchev envisage maintenant de changer le moteur du premier étage pour utiliser le moteur RD-191, qui est un dérivé du RD-180, mais qui, contrairement à ce dernier, n'existe encore que sur le papier.

SEMIONOV fait également remarquer que, lors de l'appel d'offres de 1994, Khrounitchev a été choisi directement par la tête de l'Etat, et que les étapes normales de la sélection ont été court-circuitées. De plus, selon lui, Khrounitchev n'a aucune expérience en matière de lanceurs cryotechniques, contrairement à Energuia. Il conclut sa lettre en demandant un audit indépendant, et en invitant le Président à « rétablir la justice ».

Ainsi, nos concurrents vont utiliser précisément ces moteurs, orientation qui avait été considérée comme une erreur dans la proposition de la RKK Energuia. Et il est clair que la transition vers ces nouveaux moteurs va entraîner des modifications radicales dans la conception du lanceur, ainsi que de nouvelles solutions techniques. De fait, que reste-t-il de la proposition « gagnante » du GKNPTs Khrounitchev ?

On sait tout le mal que la politicaillerie peut faire à la technique. Le temps est perdu en vain, cela nuit à l'intérêt national et constitue une atteinte morale aux employés. Cela concerne pleinement ce projet. Il ne s'agit pas ici d'ambitions professionnelles, mais de la reconnaissance maintenant évidente que le GKNPTs Khrounitchev a conduit la tête de l'Etat dans l'erreur.

(...) Nous vous demandons, Boris Nikolaïevitch, d'évaluer la situation, de diligenter un audit indépendant, de demander aux coupables de s'expliquer et de rétablir la justice.

Youri SEMIONOV
Lettre au Président ELTSINE, 7 mai 1997
Traduction Nicolas PILLET.

Cinq jours après réception de ce courrier, le 12 mai 1997, le maréchal Evgueni CHAPOCHNIKOV, fraîchement nommé au poste de conseiller du Président pour les questions aérospatiales, demande à Youri KOPTIEV, le directeur de l'Agence Spatiale Russe (RKA), de fournir tous les documents nécessaires au Président afin qu'il puisse analyser la situation [5].

Fig. 3.3 : Boris ELTSINE et Evgueni CHAPOCHNIKOV.
Crédit : Itar-Tass

De son côté, Khrounitchev poursuit la réforme complète du programme. Le 7 juillet 1997, le conseil scientifique et technique de l'entreprise passe en revue les différentes propositions en présence des représentants des entreprises impliquées. Mais Energuia n'est pas invitée à cette réunion [5].

Le 8 août 1997, Boris ELTSINE est en visite officielle chez Khrounitchev. Youri SEMIONOV est également invité. Officiellement, les échanges n'ont porté que sur la situation complexe dans laquelle se trouve alors la station orbitale Mir, suite à sa collision avec le vaisseau ravitailleur Progress M-34. On peut toutefois supposer que le projet Angara a été évoqué.

Fig. 3.4 : Boris ELTSINE en visite chez Khrounitchev, 8 août 1997.
Crédit : Itar-Tass

Les conseils scientifiques de la RKA et des VKS se réunissent le 3 septembre 1997 pour passer en revue le programme Angara. Ils donnent jusqu'à la fin de l'année à Khrounitchev pour définir les versions légères et moyennes de leur lanceur, et valident de façon implicite le virage à 180° qui a été pris dans la conception. Avec le nouveau schéma, le deuxième étage d'Energuia est supprimé, et Khrounitchev se retrouve donc responsable de tous les étages du lanceur.

Selon SEMIONOV, cette décision a essentiellement pour but de masquer le fait que le projet de Khrounitchev, qui avait remporté l'appel d'offres, est en réalité inadapté. Le 16 octobre 1997, le directeur d'Energuia écrit à Youri KOPTIEV, le directeur de la RKA, pour s'insurger de la gestion du projet par Khrounitchev, à cause de qui tout le travail réalisé depuis trois ans n'aura servi à rien [5]. Mais cette lettre restera sans suite. Energuia est définitivement écartée du développement d'Angara.

Bibliographie

[1] GOROKHOV, A., Филевские орбиты, Vol. 2, pp. 234-241
[2] ALEKSEÏEV, E., На передовых рубежах
[3] OVTCHINNIKOV, A., SERGUEÏEV, S., Космодром Плесецк - основа независимой космической политики России, NK n°24-1995
[4] SEMIONOV, Y., РКК "Энергия" им. С.П. Королева, Vol. 1, pp. 491-492
[5] SEMIONOV, Y., На рубеже двух веков, pp. 703-717
[6] SEMIONOV, S., А. И. КИСЕЛЕВ, pp. 225-237
[7] LARDIER, C., Khrounitchev dévoile le lanceur Angara, Air&Cosmos n°1523
[8] SOROKINE, V., Новые носители от Центра Хруничева, Novosti Kosmonavtiki n°18/19-1997
[9] MOKHOV, V., Все течет, и «Ангара» меняется, Novosti Kosmonavtiki n°21/22-1998
[10] VORONINE, V., Семейство РН «Ангара», Novosti Kosmonavtiki n°08-1998


Dernière mise à jour : 20 janvier 2015