E-1 | Histoire

1. La route vers la Lune est ouverte, mais n'intéresse pas l'URSS

Au cours des années 1950, alors que les technologies liées aux fusées à propulsion liquide deviennent de plus en plus performantes, plusieurs chercheurs commencent à évoquer la possibilité d'envoyer des sondes automatiques sur et autour de la Lune.

Mikhaïl TIKHONRAVOV, ingénieur à l'institut de recherche militaire NII-4, est particulièrement prolifique sur le thème de l'exploration lunaire. En novembre 1956, il est transféré avec son équipe au Bureau d'Etudes Expérimentales n°1 (OKB-1), dirigé par Sergueï KOROLIOV.

Fig. 1.1 : TIKHONRAVOV et KOROLIOV en 1948.
Crédit : Itar-Tass.

Dès le mois d'avril 1957, TIKHONRAVOV publie une étude prospective sur les projets de sondes lunaires [1]. Six mois plus tard, le 4 octobre 1957, l'OKB-1 réussit la mise sur orbite du premier satellite artificiel de la Terre.

Peu de temps après cet accomplissement, en décembre 1957, le secteur spatial soviétique est réformé en profondeur. L'organisme étatique qui, jusque là, chapeautait l'OKB-1 était le Ministère de l'Industrie de Défense (MOP). Sur décision du Comité central du Parti communiste, le MOP devient le Comité National des Technologies de Défense (GKOT). En janvier 1958, Konstantin ROUDNEV est nommé à sa tête, et devient donc le grand patron du programme spatial soviétique. Six mois plus tard, le 29 juillet 1958, le Président Dwight EISENHOWER créera la NASA.

Ce nouveau comité dépend directement de la Commission Militaro-industrielle (VPK), créée elle aussi en décembre 1957 et dirigée par Dmitri OUSTINOV.

Toujours en décembre 1957, KOROLIOV crée au sein de l'OKB-1 une section spécialement dédiée à l'étude des futures sondes lunaires, et la place sous la direction de Gleb MAKSIMOV, un jeune ingénieur de trente-et-un ans arrivé du NII-4 dans le groupe de TIKHONRAVOV [1].

Fig. 1.2 : TIKHONRAVOV et MAKSIMOV.
Crédit : GOLOVANOV.

Le problème pour l'OKB-1, c'est que la tête de l'Etat soviétique ne s'intéresse pas à d'éventuels projets lunaires. Le 28 janvier 1958, KOROLIOV et KELDYCH, de l'Académie des Sciences, prennent le taureau par les cornes et écrivent directement au Comité central du Parti communiste pour l'inciter à autoriser le démarrage d'un programme lunaire [2].

Le courrier propose d'aborder la Lune selon deux aspects complémentaires l'un de l'autre :

1. Atterrir sur la surface lunaire et provoquer une explosion, visible depuis la Terre (un ou plusieurs vols, dans un premier temps, pourraient ne pas provoquer d'explosion mais emporter des appareils de télémesure).

2. Survoler la Lune et photographier sa face cachée.

Début 1958, KOROLIOV rédige un exposé détaillé de son projet lunaire, qui est décomposé en quatre volets [3].

Sonde Objectif Commentaire
Luna-A Impact sur la surface Deviendra la sonde E-1
Luna-B Observation de la face cachée Deviendra la sonde E-2
Luna-V Observation de la face cachée Deviendra la sonde E-5
Luna-G Impact sur la surface et explosion Deviendra la sonde E-3

2. Les projets américains motivent l'URSS

Suite à la mise sur orbite des deux premiers satellites artificiels soviétiques, les Etats-Unis, ont tenté de lancer leur propre satellite, Vanguard-1A, en décembre 1957, sans succès. Malgré ce revers, la Division des Missiles Balistiques de l'US Air Force (AFBMD) propose dès le mois de janvier 1958 de lancer une sonde vers la Lune en utilisant un missile Thor équipé du deuxième étage Able du lanceur Vanguard [5]. Toujours en janvier 1958, les Etats-Unis parviennent à mettre leur premier satellite artificiel sur orbite.

Le 14 février 1958, James H. DOUGLAS, le secrétaire de l'US Air Force, recommande à Neil McELROY, Secrétaire de la Défense, d'approuver le projet Thor-Able.

Fig. 2.1 : James H. DOUGLAS, Jr.
Crédit : USAF.

Il souligne par ailleurs que « les Etats-Unis pourraient obtenir un bénéfice psychologique international majeur en arrivant sur la Lune avant les Russes » [5]. Le premier lancement est alors programmé pour la mi-août 1958 [9].

Il n'en fallait pas plus au Kremlin pour se passionner subitement pour l'exploration lunaire. En réponse aux projets américains [6], le Comité central et le Conseil des Ministres publient le 20 mars 1958 un décret (n°343-166) autorisant le début des travaux sur les sondes lunaires, ainsi que sur le lanceur qui les emportera sur une trajectoire interplanétaire [4].

Une semaine plus tard, le 27 mars 1958, l'Agence pour les Projets de Recherche Avancés (ARPA), nouvellement créée par le Président EISENHOWER, publie deux ordonnances prescrivant à l'Agence des Missiles Balistiques de l'Armée de Terre (ABMA) de lancer une ou deux sondes lunaires avant la fin 1958 avec le missile Jupiter (ordre n°1-58) et à l'AFBMD de lancer trois sondes lunaires avec le missile Thor-Able (ordre n°2-58) [5].

3. Un nouveau lanceur et de nouvelles stations de poursuite

A ce moment, l'Union soviétique dispose uniquement du lanceur Spoutnik, qui existe en deux versions (8K71PS et 8A91). Sa capacité ne sera pas suffisante pour envoyer une sonde sur une trajectoire lunaire, et il va falloir l'équiper d'un troisième étage.

Fig. 3.1 : Le moteur RD-0105.
Crédit : KBKhA.

Appelé Bloc E (8K72E), il est en développement à l'OKB-1 depuis déjà plusieurs semaines. Il sera équipé d'un nouveau moteur, le RD-0105, développé conjointement par l'OKB-1 et l'OKB-154 de Semion KOSBERG, spécialisé dans les moteurs d'avions, et qui fait ainsi ses premiers pas dans les technologies spatiales.

Le RD-0105 sera le premier moteur au monde à pouvoir être allumé dans le vide. Les Américains, de leur côté, font le choix moins innovant, mais aussi beaucoup moins risqué, d'utiliser le moteur X-248-A3 à ergols solides, une technologie qui est restée inexplorée en Union soviétique.

D'autre part, le réseau de stations de poursuite mis en place pour les premiers satellites ne permettra pas de communiquer avec une sonde située à plusieurs centaines de milliers de kilomètres de distance. Une station de télécommande temporaire, appelée NIP-41E, est construite sur la montagne Kochka, près de la ville de Simeïz, dans le sud de la Crimée. Les nouveaux équipements de télécommunication sont développés au NII-885 sous la direction d'Evgueni BOGOUSLAVSKI.

Fig. 3.2 : Evgueni Yakovlievitch BOGOUSLAVSKI.
Crédit : DR.

Le premier essai d'allumage du moteur RD-0105, réalisé le 10 septembre 1958 au centre d'essais NII KhimMach, se termine mal. Un problème avec la turbopompe provoque un incendie, et le banc d'essais est endommagé. Toutefois, les réparations sont effectuées très rapidement, et un nouvel essai - réussi cette fois - est réalisé cinq jours après l'incident [8].

La première étape du programme lunaire, tel que défini par KOROLIOV, est la sonde Luna-A, dorénavant appelée E-1, qui devra impacter le sol de la Lune. Plusieurs exemplaires bons de vol sont construits à l'été 1958, et devront arriver sur la Lune avant la première sonde américaine Pioneer, dont le lancement est prévu le 17 août 1958.

4. Premiers lancements, premiers échecs

La première sonde lunaire de l'Histoire est lancée du pas de tir LC17A de Cap Canaveral par l'US Air Force le 17 août 1958 à 12h18 GMT. Toutefois, le lanceur Thor-Able explose 77 secondes après le décollage suite à un dysfonctionnement du moteur de son premier étage.

Fig. 4.1 : Décollage de la première sonde lunaire, 17 août 1958.
Crédit : NASA.

Les 8, 12 et 17 septembre 1958, les trois premiers lanceurs Vostok (8K72) sont livrés à Baïkonour [10]. Le premier lancement, celui de la sonde E-1 n°1, est réalisé le 23 septembre 1958, mais se solde par un échec après 93 secondes de vol.

L'US Air Force réalise sa deuxième tentative d'envoyer une sonde vers la Lune le 11 octobre 1958. Cette fois-ci, le lanceur se comporte normalement, et la sonde Pioneer 1 est mise sur orbite.

A ce moment, la deuxième sonde soviétique E-1 est en cours de préparation à Baïkonour, et son lancement est prévu le lendemain matin. La nouvelle du lancement américain arrive vite, et KOROLIOV en personne demande aux équipes techniques de travailler toute la nuit pour lancer à tout prix le lendemain matin. La trajectoire des E-1 est plus rapide que celle de Pioneer, et la sonde soviétique peut donc arriver sur la Lune avant sa rivale [10].

Fig. 4.2 : Décollage de la sonde Pioneer 1, le 11 octobre 1958.
Crédit : NASA.

La sonde E-1 n°2 décolle le 12 octobre 1958 au matin (en heure de Greenwich, on est encore le 11 octobre), et une nouvelle fois le lanceur Vostok explose.

Dans la journée, les Américains analysent les données en provenance de Pioneer 1, et réalisent que, suite à un dysfonctionnement du troisième étage, la sonde n'a pas atteint la vitesse de libération. Elle évolue donc sur une orbite terrestre fortement elliptique, qui lui permet tout de même de battre le record d'altitude. Une troisième tentative américaine est réalisée le 8 novembre 1958, mais le lanceur Thor-Able échoue une nouvelle fois.

La veille, un défilé organisé sur la Place Rouge, à Moscou, pour célébrer le 41ème anniversaire de la Révolution d'Octobre faisait apparaître un char représentant une sonde lunaire. C'était l'un des maigres indices disponibles pour les observateurs de l'époque attestant de l'existence d'un programme soviétique d'exploration de la Lune.

Fig. 4.3 : Un char « lunaire » sur la Place Rouge, 7 novembre 1958.
L'inscription dit « Plus haut, plus haut, plus haut ! »
Crédit : INA.

Les deux échecs consécutifs du lanceur Vostok étaient dus à un problème de résonance. Cette erreur de conception est rapidement corrigée, et l'OKB-1 lance sa troisième sonde E-1 le 4 décembre 1958. Mais le lanceur échoue une nouvelle fois, cette fois à cause d'un dysfonctionnement du moteur du Bloc A.

Deux jours plus tard, l'US Army tente d'envoyer la sonde Pioneer 3 vers la Lune, mais le lanceur Juno II ne parvient pas à atteindre la deuxième vitesse cosmique, et la sonde reste coincée en orbite terrestre, à l'instar de Pioneer 1.

A la fin de l'année 1958, sept sondes ont donc été envoyées vers la Lune, mais aucune n'y est arrivée.

5. Luna-1 frôle la Lune...

La prochaine tentative soviétique de battre les Américains dans ce premier épisode de la course à la Lune est programmée pour le 31 décembre 1958, à l'occasion des fêtes du Nouvel An. Mais le NII-885 rencontre un problème avec le système de transmission de la sonde, et le lancement doit être reporté [1].

La quatrième sonde E-1 décolle finalement le 2 janvier 1959. Pour la première fois, le lanceur Vostok fonctionne correctement, et la sonde devient le premier objet à atteindre la deuxième vitesse cosmique.

Fig. 5.1 : Décollage de Luna-1, le 2 janvier 1959.
Crédit : DR.

Comme les satellites artificiels de la Terre qui l'ont précédée, la sonde ne reçoit pas de nom, et elle est simplement appelée « première fusée spatiale ». Rétrospectivement, elle sera officiellement baptisée Luna-1. En Occident, toutefois, le public n'aimant pas les choses qui n'ont pas de nom, on surnomme la sonde « Lunik », un jeu de mots rappelant les premiers satellites lancés à peine un an plus tôt, eux-mêmes surnommés « Spoutnik ».

Luna-1 devait impacter le sol de la Lune au matin du 4 janvier 1959, mais un incident lui a conféré une trajectoire incorrecte et, en conséquence, la sonde passe à 6400km de la Lune.

Fig. 5.2 : Reproduction de Luna-1 sur son Bloc E.
Crédit : Космонавтика СССР.

Le lancement est annoncé par l'agence officielle TASS, mais les communiqués se contentent de préciser que la sonde passe à proximité de la Lune, et soulignent l'aspect positif de cette mission, à savoir l'atteinte de la deuxième vitesse cosmique [11]. Cette performance est en effet remarquable, mais il faut noter que le véritable objectif - raté - de Luna-1 est totalement occulté.

Le 3 mars 1959, l'US Army lance Pioneer 4 sur une trajectoire lunaire. La sonde réussit à atteindre la deuxième vitesse cosmique et passe à 60.000km de la Lune, au lieu de 24.000km comme prévu par les balisticiens du fait d'un incident lors du fonctionnement du deuxième étage. Ce vol ressemble beaucoup à celui de Luna-1, à ceci près que la sonde américaine, elle, avait un objectif sensiblement moins ambitieux que sa concurrente soviétique.

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Vidéo 1 : Reportage des Actualités françaises sur le lancement de Pioneer 4.
Crédit : INA.

6. ...et Luna-2 s'y écrase

Suite au succès partiel de Luna-1, l'OKB-1 prévoit de lancer une cinquième sonde en juin 1959. Des modifications ont été apportées, et le nouvel engin est désigné E-1A. Le premier lancement est réalisé le 18 juin 1959, mais se solde par un échec suite à un dysfonctionnement du Bloc A.

Un nouveau lancement est tenté le 6 septembre 1959, mais un incident avec le système d'allumage des moteurs conduit à un report de quarante-huit heures. Le 8 septembre, trois nouvelles tentatives avortent, toujours pour les mêmes raisons. Finalement, le 9 septembre, les moteurs parviennent à être allumés, mais ils n'atteignent pas leur poussée nominale et la commande d'arrêt d'urgence est émise avant le décollage. Le lanceur Vostok est ramené au MIK, et un nouveau lanceur est installé sur le pas de tir.

Il décolle sans incident le 12 septembre 1959, et tous les étages fonctionnent correctement. La sonde E-1A n°7 atteint donc la deuxième vitesse cosmique, et sa trajectoire est excellente. En conséquence, le 14 septembre 1959, elle tombe à l'est de la Mer des Pluies, et libère une sphère commémorative à la surface de la Lune. C'est la première fois qu'un objet construit par l'Homme entre en contact avec un corps céleste.

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Vidéo 2 : Reportage des Actualités françaises sur Luna-2.
Les capacités de la sonde, qui ne disposait d'aucun système de guidage,
sont sensiblement surestimées.
Crédit : INA.

Le lendemain, 15 septembre 1959, Nikita KHROUCHTCHEV arrive aux Etats-Unis pour un voyage officiel de treize jours, le premier pour un Premier secrétaire du Comité central. Au deuxième jour de sa visite, il offre au Président EISENHOWER une reproduction de la sphère métallique ornée de la faucille et du marteau que Luna-2 a déposée sur la Lune.

Fig. 6.1 : Le Vice-Président NIXON, le Président EISENHOWER
et le Premier secrétaire KHROUCHTCHEV avec la reproduction de la
sphère commémoratrice de Luna-2, 16 septembre 1959.
Crédit : Itar-Tass.

Les Américains ne réussiront à envoyer un objet, la sonde Ranger 4, s'écraser sur la Lune qu'en avril 1962.

Fig. 6.2 : Un modèle d'essais de Luna-2.
Musée de la RKK Energuia. Crédit : Nicolas PILLET.

Fig. 6.3 : Reproduction de Luna-2.
Musée National d'Histoire de la Cosmonautique. Crédit : Nicolas PILLET.

7. Récapitulatif

Date Lanceur Sonde Commentaire
1 17 août 1958 Thor-Able Pioneer 0 Echec lanceur
2 23 septembre 1958 Vostok E-1 n°1 Echec lanceur
3 11 octobre 1958 Thor-Able Pioneer 1 Echec 3ème étage - reste en orbite terrestre
4 11 octobre 1958 Vostok E-1 n°2 Echec lanceur
5 8 novembre 1958 Thor-Able Pioneer 2 Echec lanceur
6 4 décembre 1958 Vostok E-1 n°3 Echec lanceur
7 6 décembre 1958 Juno II Pioneer 3 Echec 3ème étage - reste en orbite terrestre
8 2 janvier 1959 Vostok E-1 n°4 Luna-1 rate la Lune et passe à 6400km
9 3 mars 1959 Juno II Pioneer 4 Succès (passe à 60000km de la Lune)
10 18 juin 1959 Vostok E-1A n°5 Echec lanceur
- 9 septembre 1959 Vostok E-1A n°6 Lancement annulé
11 12 septembre 1959 Vostok E-1A n°7 Luna-2 impacte la Lune

Bibliographie

[1] SIDDIQI, A., First to the Moon, JBIS Vol. 51, 1998
[2] GOLOVANOV, Y., Королев : Факты и мифы, 1994, p. 557
[3] KELDYCH, M., Творческое наследие академика Сергея Павловича Королева. Избранные труды и документы, 1980, p. 400
[4] SEMIONOV, Y., РКК "Энергия" им. С.П. Королева, Vol. 1, p. 93
[5] The Air Force Ballistic Missile Division and the Pioneer Lunar Probes of 1958, document US Air Force n°AFD-130426-027
[6] BRYKOV, A., Пятьдесят лет в космической баллистике, 2002
[7] POKROVSKI, B., Этапы земного пути в дальний космос, Zemlia i Vselennaïa n°04-1989
[8] MAKAROV, A., Наземные испытания ракетно-космической техники, p. 50
[9] MARCUS, G., Pioneering Space
[10] POROCHKOV, V., Ракетно-космический подвиг Байконура, p. 118
[11] Беспримерный научный подвиг


Dernière mise à jour : 25 octobre 2014